Terence McKenna – Les Champignons et l’Evolution
Cet article est extrait de « The Archaïc Revival », publié en 1991. Traducteur inconnu. Source
« Depuis près de dix mille ans, les êtres humains utilisent les champignons hallucinogènes pour la divination et pour induire l’extase chamanique. Je vais tenter de démontrer que l’interaction humain/champignon n’est pas une relation symbiotique statique, mais qu’elle est plutôt dynamique, et a permis à au moins une des deux parties d’atteindre des niveaux culturels de plus en plus élevés. L’impact des plantes hallucinogènes sur l’évolution et le développement des êtres humains est un phénomène qui n’a pas encore été étudié, et qui promet pourtant de fournir une explication non seulement sur l’évolution des primates, mais aussi sur le développement de formes culturelles propres à l’Homo Sapiens.
Au Gone National Park, en Tanzanie, les primatologues ont découvert dans les excréments de chimpanzés, qu’une espèce particulière de feuilles n’était pas digérée. Ils s’aperçurent que les chimpanzés différaient régulièrement leur régime alimentaire habituel de fruits sauvages. Ils marchent alors pendant une vingtaine de minutes, voire plus, jusqu’à un endroit où pousse une espèce d’Aspilia. Ils placent à plusieurs reprises leurs lèvres autour d’une feuille d’Aspilia et la prennent dans leur bouche. Ils cueillent ensuite la feuille, la mettent dans leur bouche, la mâchent quelques instants, puis l’avalent. Ils peuvent ainsi manger près d’une trentaine de petites feuilles.
Le biochimiste Eloy Rodriguez, de l’Université de Californie, Irvine, isola le principe actif de l’Aspilia – une huile rougeâtre désormais appelée thiarubrine-A. En travaillant sur la même substance, Neil Towers de l’Université de Colombie Britannique découvrit que ce composé pouvait tuer une bactérie commune en concentrations de moins d’une partie par million. Les recueils de plantes étudiés par Rodriguez et Towers (1985) montrèrent que les Africains utilisaient les mêmes feuilles pour soigner les blessures et les maux d’estomac. Sur les quatre espèces d’Aspilia originaires d’Afrique, les indigènes n’en utilisent que trois ; ces trois espèces sont les mêmes que celles utilisées par les chimpanzés.
Ces découvertes montrent clairement la manière dont une plante bénéfique, une fois découverte par un animal ou une personne, peut être intégrée dans le régime alimentaire et ainsi conférer une facilité d’adaptation. L’animal ou la personne n’est alors plus menacée par certains facteurs environnementaux, tels que les maladies qui avaient auparavant pu poser des contraintes sur l’espérance de vie d’individus ou peut-être même sur le développement de la population toute entière. Ce genre de facilité d’adaptation est aisément compréhensible. Ce qui l’est moins, c’est la manière par laquelle les plantes hallucinogènes ont provoqué des facilités d’adaptation similaires et pourtant différentes. Ces composés ne catalysent pas le système immunitaire en états d’activité supérieure, bien que cela puisse être un effet secondaire. En fait, ils catalysent plutôt la conscience, cette capacité singulière qui a atteint sa plus haute expression apparente chez l’être humain. On ne peut guère douter du fait que la conscience, tout comme la capacité à résister à la maladie, confère une immense facilité d’adaptation à l’individu qui la possède.
La conscience fut nommée « l’information de l’information » (Guenther, 1966) et se caractérise par de nouvelles connexions parmi les différentes informations expérimentées. La conscience est similaire à une super réponse immunitaire non spécifique. L’acquisition de la conscience par une espèce ne présente aucune limite évolutionnaire. Le degré de facilité d’adaptation que l’acquisition de conscience confère à l’individu ou à l’espèce dans laquelle il réside est illimité.
On peut s’interroger sur le scénario que nous présentent les anthropologues concernant le développement de la conscience humaine chez des primates binoculaires et bipèdes. Le temps alloué à cette transformation ontologique de l’organisation animale est extrêmement bref. L’évolution chez les animaux supérieurs met du temps à se produire. Par exemple, un biologiste étudiant l’évolution des premiers amphibiens opère sur des durées qui sont rarement inférieures à un million d’années et s’exprime souvent en termes de dix millions d’années. Mais le développement des primates supérieurs humains s’est déroulé en moins d’un million d’années. Physiquement, les humains ont apparemment très peu changé durant le dernier million d’années. Mais la surprenante prolifération de conscience, d’institutions sociales, de pratiques codées, de cultures, est arrivée si rapidement qu’il est difficile pour les biologistes évolutionnaires modernes de la mesurer. La plupart ne cherche même pas à l’expliquer.
Il existe un facteur caché dans l’évolution de l’être humain qui n’est ni un « chaînon manquant » ni un telos annoncée d’en haut. Je suggère que ce facteur caché dans l’évolution de l’être humain, le facteur qui fit surgir la conscience humaine d’un singe bipède et à la vision binoculaire, impliquait une réaction en boucle avec les plantes hallucinogènes. Il ne s’agit pas d’une idée largement approfondie, bien qu’une forme très conservatrice de cette notion apparaissent dans « Soma : le Champignon Divin de l’Immortalité » de R. Gordon Wasson. Celui-ci ne fait aucun commentaire sur le développement humain depuis les primates, mais il suggère que les champignons hallucinogènes, en tant qu’agent causal dans l’apparition de la spiritualité, éveillent l’être humain et la genèse de la religion. Wasson pense que les humains omnivores auraient, un jour ou l’autre, rencontré les champignons hallucinogènes ou d’autres plantes psychoactives dans leur environnement.
La stratégie de ces premiers humains cueilleurs et omnivores consistait à manger tout ce qu’ils trouvaient et à vomir ce qui était déplaisant. Les plantes comestibles découvertes grâce à cette méthode s’avéraient innombrables. Les champignons étaient particulièrement remarquables à cause de leur forme et de leur couleur inhabituelles. L’état de conscience induit par les champignons ou d’autres hallucinogènes donnait une bonne raison aux humains cueilleurs de retourner régulièrement à ces plantes, afin de rexpérimenter leur envoûtante découverte. Ce processus aurait créer ce que C. H. Waddington (1961) nomma une « créode », une voie d’activité de développement (en d’autres termes, une habitude).
L’habitude à l’expérience fut tout simplement intensifiée par l’effet extatique. « Extatique » est un terme inutile à définir sauf de manière fonctionnelle : une expérience extatique est celle que l’on souhaite voir se répéter continuellement. Il a été démontré lors de situations expérimentales que si l’on crée une situation où l’on peut fournir sur demande du N,N-dimethyltryptamine (DMT) à un singe, alors un nombre conséquent de singes soumis à cette expérience préféreront le DMT à la nourriture et à l’eau. Le DMT était utilisé au cours de ces expériences parce que son action hallucinogène est brève et manifeste, et qu’on le retrouve dans différentes sortes de plantes (Jacobs, 1984). Bien que nous ne puissions pas analyser l’état d’esprit du chimpanzé de laboratoire, il est clair que quelque chose dans l’expérience les poussent à retourner encore et encore vers le stimulus. L’idée de Wasson selon laquelle la religion aurait pour origine la rencontre d’un omnivore protohumain avec les alcaloïdes de son environnement fut contrée par Mircéa Eliade, le plus brillant vulgarisateur de l’anthropologie du chamanisme et auteur de : Chamanisme : Techniques Archaïques de l’Extase. Eliade considère comme décadent ce qu’il appelle le chamanisme « narcotique ». Il pense que si l’on ne peut parvenir à l’extase sans drogues, c’est que notre culture est probablement dans une phase décadente. L’emploi du mot « narcotique » – un terme généralement utilisé pour les soporifiques – pour décrire cette forme de chamanisme trahit un trouble botanique et une naïveté pharmacologique. La notion de Wasson, que je partage, en est justement l’opposée : c’est la présence d’un hallucinogène dans une culture chamanique qui atteste de son authenticité et de sa vitalité. Et c’est la phase tardive et décadente du chamanisme qui se caractérise par des rituels élaborés, des épreuves, et la confiance en des personnalités pathologiques. Là où ces phénomènes sont centraux, le chamanisme est en bonne voie pour devenir une simple « religion ».
Il est également possible de voir les plantes hallucinogènes comme des phéromones ou des exophéromones interespèces. Les phéromones sont des composés chimiques émis par un organisme dans le but de transmettre des messages entre des organismes de la même espèce. Le sens du message n’est pas intrinsèque à la structure chimique du phéromone, mais à la convention évolutionnaire établie. Les fourmis, par exemple, produisent un certain nombre de sécrétions avec des significations bien spécifiques pour les autres fourmis. Cependant, ces « langages chimiques » sont spécifiques à chaque espèce ; les fourmis d’une espèce ne peuvent « lire » les phéromones d’autres espèces. En fait, il existe un cas connu où un phéromone signifie quelque chose pour une espèce de fourmis tout en ayant un sens complètement différent pour une autre espèce, d’une manière encore plus flagrante que le « non » Anglais qui signifie « oui » en Grec.
Si les hallucinogènes opèrent comme des exophéromones, alors la relation de symbiose dynamique entre le primate et la plante hallucinogène est en fait un transfert d’informations d’une espèce à une autre. Le primate obtient une acuité visuelle accrue et l’accès à l’Autre transcendental, tandis que le champignon profite de la domestication du bétail sauvage par le primate, d’où l’expansion de l’espace occupé par le champignon. Là où il n’y a pas de plantes hallucinogènes, ce processus ne peut se produire, mais en présence d’hallucinogènes une culture est lentement confrontée à toujours plus d’informations nouvelles, de données sensorielles, comportementales et se trouve ainsi propulsée vers des états d’auto-réflexion de plus en plus élevés.
On peut raisonnablement penser que le langage humain provient de la synergie du potentiel organisationnel du primate par les plantes hallucinogènes. En fait, cette possibilité fut brillamment anticipée par Henry Munn dans son essais « Le Champignon du Langage » (1973). Munn y écrit :
Le langage est une activité extatique de signification. Lorsque l’on est intoxiqué par les champignons, la fluidité, l’aisance, la capacité d’expression dont on est capable sont telles que l’on est surpris par les mots qui proviennent du contact de l’intention d’articulation avec le sujet de l’expérience. La spontanéité que les champignons libèrent n’est pas seulement perceptuelle, mais également linguistique. Pour le chamane, c’est comme si l’existence poussait en lui.
D’autres écrivains ont senti l’importance des hallucinations comme catalyseurs de l’organisation psychique humaine. Julian Jaynes, dans son livre controversé Les Origines de la Conscience dans l’Effondrement de l’Esprit Bicaméral (1977), précise que des changements importants dans l’auto-définition humaine ont pu survenir, même durant des périodes historiques. Il suggère que lors de périodes Homériques, les gens n’avaient pas le même type d’organisation psychique intérieure que celle que nous admetons. Ce que nous nommons ego, correspondait à « dieu » pour les peuples pré-Homériques. Lorsque le danger menaçait de manière subite et inattendue, l’individu entendait la voix de dieu dans son esprit, une sorte de méta-programme de survie actionné en période de grande tension. Cette fonction psychique intégrante était perçue par ceux qui l’expérimentait comme étant la voix directe d’un dieu ; la voix directe du dirigeant de la société, le roi ; ou comme la voix directe du roi défunt, le roi dans une vie éternelle. Les marchands et autres commerçants, en allant d’une société à l’autre, rapportaient des nouvelles déplaisantes, du fait que les dieux disaient des choses différentes dans des endroits différents, développant ainsi les premiers germes du doute. A un certain moment, les peuples intégrèrent (au sens Jungien du terme) cette fonction autonome, et chacun devint dieu et réinterpréta la voix intérieure comme étant le « soi » ou, comme on l’appelera plus tard, l’ »ego ».
Les plantes hallucinogènes ont pu servir de catalyseurs pour tout ce qui nous différencie des autres primates, sauf peut-être la perte des poils. Toutes les fonctions mentales que nous associons à l’humanité, y compris le souvenir, la projection imaginaire, le langage, la dénomination, la parole magique, la danse, et un certain sens du religieux, peuvent provenir de l’interaction avec les plantes hallucinogènes. Notre société, beaucoup plus que d’autres, trouvera cette théorie difficilement acceptable, parce que nous avons fait de l’extase obtenue pharmacologiquement un tabou. La sexualité est un tabou pour la même raison ; ces choses sont consciemment ou inconsciemment rattachées aux mystères de notre provenance et de notre développement. La théorie des plantes hallucinogènes comme point central de l’origine de l’esprit suggère un scénario tel que celui-ci :
Nous savons qu’il y a quatre ou cinq milles ans, le Sahara était beaucoup plus humide qu’aujourd’hui. L’historien Romain, Pline, parlait de l’Afrique du Nord comme de la « corbeille à pain de Rome ». On estime que durant les cent cinquante mille dernières années, le Sahara s’est graduellement asséché, passant d’une forêt subtropicale à des prairies, puis à un désert. Lorsque les prairies apparurent, l’adaptation arboricole des primates leur posa des problèmes de survie. Ils quittèrent donc leurs arbres et commencèrent à vivre dans les prairies. L’évolution de leur répertoire arboricole pour signaler l’arrivée d’ennemis vint sous la pression puis se développa ensuite. On suppose que ce sont les signaux des chasseurs, tels ceux utilisés par les loups et les chiens, qui servirent de base au langage. Mais le déplacement des primates arboricoles vers les prairies eut une autre conséquence : la probabilité de découvrir les bouses des herbivores, et par là même des champignons coprophiles. Plusieurs espèces de champignons contenant de la psilocybine sont coprophiles ; l’Amanita muscaria, qui a une relation symbiotique avec le bouleau et le sapin, ne l’est pas.
Le petit nombre d’espèces de plantes qui caractérise les prairies, contrastant avec les forêts, permet d’affirmer que toute plante de prairie rencontrée était testée pour vérifier son potentiel nutritif. L’éminent géographe Carl Saur (1973) pense qu’il n’y a rien de tel qu’une prairie naturelle. Il suggère que toutes les prairies sont des créations humaines résultant d’incendies. Il fonde son argument sur le fait que toutes les espèces des prairies sont présentes dans les sols des forêts en bordures de prairies, mais qu’un très fort pourcentage des espèces des forêts sont absentes des prairies. A partir de ceci, il prétend que les prairies sont si récentes qu’elles doivent être considérées comme concomitantes au développement des grandes populations humaines.
L’étape suivante dans l’évolution culturelle des primates bipèdes devenus chasseurs, fut la domestication des herbivores de pâturages. Avec les animaux et leurs bouses, apparurent les champignons, et la relation humain-champignon put s’amplifier et s’approfondir.
On peut trouver des preuves de ces spéculations au sud de l’Algérie. Il y existe une formation géologique curieuse nommée Plateau de Tassili. Elle ressemble à un labyrinthe, un vaste terrain aride d’escarpements rocheux, taillés par les vents en plusieurs couloirs étroits et perpendiculaires, un peu comme une ville abandonnée. Et dans le Tassili se trouvent des peintures sur pierres réalisées sur une période allant du néolithique jusqu’il y à environ deux milles ans. Ce sont là les premières représentations connues de chamanes coïncidant avec un grand nombre d’animaux de pâturages, et plus particulièrement le bétail (Lhote, 1959 ; Lajoux, 1963). Les chamanes, dansent et tienent des poignées de champignons, ils en ont également qui poussent sur leurs corps. On voit des images similaires sur les tissus pré-Colombiens où le chamane est représenté tenant un objet identifié soit comme une hachette, soit comme un champignon. Des outils tranchants ressemblant à l’objet décrit ont été découverts. A l’inverse des images Péruviennes, avec les fresques de Tassili, le cas est clair. Nous voyons bien des chamanes en train de danser, avec six, huit, dix champignons serrés dans leurs mains et poussant sur leurs corps.
Les peuples de bergers qui ont réalisé les peintures du Tassili quittèrent l’Afrique il y a bien longtemps, peut-être vingt ou cinq mille ans. Où qu’ils aillent, leur mode de vie pastoral les suivaient. La Mer Rouge était alors à l’intérieur des terres. La botte de l’Arabie était contre le continent Africain. Certains de ces Africains pastoraux utilisèrent le pont terrestre pour rejoindre dans un premier temps le croissant fertile et plus tard l’Asie Mineure, où ils se mêlèrent aux populations déjà présentes, pour s’y établir il y a environ douze mille ans. Ces peuplades pastorales avaient un culte du bétail et un culte de la Grande Déesse. On peut en trouver la preuve dans un grand nombre de sites au sud de l’Anatolie, le plus étudié étant Çatal Hüyük, qui date d’environ huit à neuf mille ans avant notre ère. Çatal Hüyük vient d’être mis à jour récemment et contient d’étonnants lieux sacrés avec des bas-reliefs et des dessins de têtes d’animaux d’élevage, le tout mélangé – les peintures complexes d’une civilisation très compliquée (Mellaart, 1965, 1967).
Il est possible de voir dans la convergence du culte de la Grande Déesse et de celui du bétail une reconnaissance et une conscience du champignon en tant que troisième membre chthonien d’une sorte de trinité Néolithique tardive. Car le champignon, considéré comme un produit du bétail tout autant que le lait, la viande, et la bouse, s’avérait être le canal menant à la Déesse. Récemment, Riane Eisler dans son intéressant travail de relecture historique, Le Calice et le Glaive, avança l’importante notion des modèles sociaux de « partenariat » mis en compétition et opprimés par les formes « dominatrices » d’organisation sociale. Ces dernières sont hiérarchiques, paternalistes, matérialistes, et dominées par les hommes. Selon elle, c’est la tension entre ces deux formes d’organisation sociale et la surexpression du modèle dominateur qui sont responsables de notre aliénation. Je suis tout à fait d’accord avec le point de vue de Eisler. En fait, cet essai pose une question qui est une extension de son argument. Quel facteur maintenait l’équilibre des société de partenariat du Néolithique tardif, et quel facteur a disparu pour laisser la place à l’émergence du modèle dominateur mal adapté d’un point de vue évolutionnaire ?
Je suis persuadé que c’est la profondeur de la relation entre un groupe humain et la gnose de l’esprit végétal, la collectivité Gaïenne de la vie organique, qui détermine la force de la connexion du groupe à l’archétype de la Déesse, d’où une organisation sociale basée sur le partenariat. La dernière fois que la tendance dominante de la pensée Occidentale fut rafraîchie par la gnose de l’esprit végétal, cela remonte à la fin de l’Ere Hellenistique, lorsque les Chrétiens barbares et fanatiques supprimèrent finalement les mystères d’Eleusis (Wasson et al., 1978).
L’église Médiévale, qui instaura l’Inquisition et ses bûchers, faisait croire que tous les épisodes de magie et de dérangement étaient imputables au diable – voilà pourquoi l’église supprima la connaissance des plantes telles que le datura, la belladone, l’aconit, ainsi que le rôle que celles-ci pouvaient jouer dans les rassemblements nocturnes et les autres activités des pratiquants de la sorcellerie. Après tout, il ne fallait pas d’un diable si ridicule qu’il en était réduit à passer par de simples herbes pour faire fonctionner ses charmes. Le diable doit au contraire être un ennemi valable du Christ, c’est pourquoi il est presque son égal (Duerr, 1985). Ma conclusion est qu’en franchissant l’échelon évolutionnaire suivant, le Renouvellement Archaïque, la renaissance de la Déesse, et la fin de l’histoire profane constituent des étapes qui contiennent implicitement en elles la notion de notre reconnexion à l’esprit végétal, ainsi que son développement. Ce même esprit qui nous a initié au langage de la considération de soi, nous offre maintenant les paysages illimités de l’imagination. Sans cette relation avec les exopheromones psychédéliques qui régulent notre relation avec le royaume des plantes, nous ne pourrions pas comprendre l’objectif planétaire. Et la compréhension de l’objectif planétaire serait la plus importante contribution que nous pourrions faire dans le processus évolutif. Retourner au sein du partenariat planétaire signifie échanger le point de vue de l’ego contre la compréhension translinguistique et intuitive de la matrice maternelle.
Le peuple de Çatal Hüyük et d’autres peuplades de Mésopotamie coexistèrent sans problèmes dans l’ancien Moyen Orient durant une longue période, pratiquant leur religion de la Terre Mère. Puis, il y a environ cinq à sept mille avant notre ère, un peuple différent avec des chariots à roues, le patriarcat, et un rituel impliquant des sacrifices de chevaux, vint de la Mer Caspienne pour se disperser en Turquie et en Anatolie, et ce qui est désormais l’Irak et l’Iran, et rencontrer les habitants des plaines, pastoraux et utilisateurs de champignons. Wasson suggéra que ces envahisseurs étaient les peuplades porteuses du soma. Il pensait que le soma, la plante intoxiquante des hymnes Védiques, aurait pu être l’Amanita muscaria. Un culte mystérieux du champignon aurait été importé des forêts d’Asie Centrale par les peuples Aryens qui se serait finalement établis en Inde.
Le problème avec cette hypothèse est que l’A. muscaria n’est pas un hallucinogène visionnaire fiable. Il s’est avéré difficile d’obtenir régulièrement une intoxication extatique avec l’Amanita muscaria. Ce problème a fait coulé beaucoup d’encre. Certains ont suggéré qu’il fallait broyer l’A. muscaria dans du lait caillé de manière à carboxylaser la muscarine, le principe actif, en muscamol, le composant hallucinogène. D’autres proposent de faire sécher ou griller l’Amanita, et de la laisser vieillir pour qu’elle devienne efficace et ne soit plus toxique. Cependant le muscamol n’est pas un hallucinogène puissant même lorsqu’on l’utilise comme composé pure. Wasson était sur la bonne piste, en reconnaissant le potentiel de l’Amanita muscaria à induire le sentiment religieux et l’extase, mais il ne prit pas en compte l’imagination et la stimulation linguistique communiquées par les données des champignons Africains contenant de la psilocybine dans l’évolution de la mycolatrie du Vieux Monde.
Nous savons qu’au moins un champignon à psilocybine, le Psilocybe cubensis ou Stropharia cubensis, se développe sous les climats tropicaux et pousse sous les tropiques, chauds et humides, là où le bétail de type Bos indicus est présent. Ceci soulève plusieurs questions. Le P. cubensis pousse-t-il uniquement dans les bouses de Bos indicus, ou aussi dans celle d’autres animaux ? Depuis quand s’est-il installé dans ses diverses zones de développement ? Le premier spécimen de Psilocybe cubensis fut collecté en 1906, à Cuba, par Earle, alors que la théorie botanique courante place le point de départ des espèces au Cambodge. Lors d’une fouille archéologique en Thaïlande, dans un site du nom de Non Nak Tha et daté de 15 000 ans avant notre ère, on a découvert des ossements de Bos indicus près de tombes humaines. Certains os étaient brûlés au centre, ce qui indique qu’ils servirent de chillums pour brûler et vraisemblablement fumer des produits végétaux. Les chillums du type de Non Nak Tha sont toujours utilisés de nos jours par les yogas-sadhus de l’Inde. Le Psilocybe cubensis est aujourd’hui commun dans la zone de Non Nak Tha.
A quel moment, alors, le P. cubensis a-t-il atteint le Nouveau Monde ? Au Sud du Mexique, qui correspond à la zone de culture Maya, les indigènes utilisent un certain nombre de champignons contenant de la psilocybine : le Psilocybe mexicana, le P. aztecorum, le P. maztecorum, et d’autres. Ces champignons constituent le complexe champignon Mexicain découvert par Valentina et Gordon Wasson au début des années cinquante. Le Psilocybe cubensis pousse également dans ces régions, et il est particulièrement prolifique à Palenque. Palenque est un site de ruines de l’une des plus belles cités de l’apogée Maya. De nombreuses personnes ont pris des champignons à Palenque et elles ont eu l’impression qu’elles ingéraient le sacrement du peuple qui édifia cette fabuleuse cité Maya, abandonnée au septième siècle, mais cette notion est réfutée par les botanistes modernes. Nous ne pouvons être certains que le P. cubensis était le champignon sacré des Mayas. Les botanistes orthodoxes prétendent que le P. cubensis est arrivé dans le Nouveau Monde avec la Conquista, amené par les Espagnols et leur bétail. En l’absence de déchiffrage des hiéroglyphes Mayas, il n’est pas simple d’imaginer comment prouver ou réfuter ces propos. D’après moi, étant donné la longue viabilité des spores et la domination des vents à l’équateur, la distribution tropicales du P. cubensis est probablement un fait trés ancien de l’écologie planétaire.
Ce qu’il semble raisonnable d’envisager, c’est que les peuples Indo-européens venus d’Asie Centrale entrèrent en contact avec les cultures pastorales de partenariat et assimilèrent leur culte du champignon coprophile contenant de la psilocybine, l’emportant plus à l’est, vers l’Inde. La preuve est mince, mais, d’un autre côté, aucune recherche n’a été effectuée. Après tout, le climat habituel du désert dans la région englobant l’Irak, l’Iran, le sud de la Turquie, la Jordanie et l’Arabie Saoudite rend l’endroit peu adéquat pour chercher la preuve d’un culte du champignon. Néanmoins, la Nourriture des Centaures, de Robert Graves, montre comment un tabou indique généralement une implication historique antérieure avec l’objet interdit dans l’inventaire de la culture. Et les champignons, que l’on ne trouve guère dans l’environnement contemporain où ces religions se pratiquaient, sont tabous dans les bases primitives du Zoroastrisme, du Mazdéisme, et des autres cultes qui les ont précédés. D’après Wasson, le Mazdéisme interdit en particulier la consommation de champignons (Wasson, Hofmann, et Ruck, 1978).
Dans Le Champignon Sacré et la Croix, John Allegro, se concentrant sur le Judaïsme consécutif à l’exil en Palestine, évoque un cas que seuls les philologues Sumériens pourraient trancher. Il affirme qu’il existe des mots, des phrases, des symboles de champignons dont on peut trouver la trace dans l’Akkadien, l’ancien Akkadien, en remontant jusqu’au Sumérien, et que les champignons étaient utilisés très tôt dans cette région. Pour ma part j’ai travaillé d’après les Védas. Les Védas sont des hymnes que les peuples Indo-européens ont composé quelque part au cours de leurs pérégrinations millénaires en Inde. Le Neuvième Mandala du Rig Véda parle avec beaucoup de détails du soma et de la forme que prend celui-ci devant les dieux. Le soma est l’entité suprême. Le soma est la lune ; le soma est masculin. Nous avons là un phénomène rare : une divinité lunaire masculine. La connexion entre la féminité et la lune est si profonde et évidente qu’une divinité lunaire masculine se remarque, facilitant la recherche régionale sur son histoire traditionnelle.
J’ai réexaminé les mythologies du Proche Orient, en essayant d’y découvrir un dieu lunaire qui prouverait que ce concept a bien été importé de l’Inde jusqu’à l’Occident. J’ai découvert que la civilisation Sumérienne située la plus au nord, était une cité du nom de Harran, traditionnellement associée au début de l’astrologie. Inventée à Harran, l’astrologie se répandit ensuite en Chine, puis en Egypte et enfin partout dans le Vieux Monde. La divinité principale de la cité de Harran était un dieu lunaire, Sin ou Nannar. Sin est un homme portant un bonnet qui ressemble à un champignon. Aucune autre divinité de ce panthéon ne possède ce genre de couvre-chef. J’ai trouvé trois exemples de Sin ou Nannar sur des sceaux cylindriques, où dans chacun des cas le couvre-chef était proéminent. Dans l’un des exemples, le texte d’accompagnement, écrit par un érudit du dix-neuvième siècle, mentionne que ce couvre-chef servait en fait à identifier le dieu (Maspero,1894).
Pourquoi la divinité Aryenne associée au champignon était-elle perçue comme masculine ? Bien que cela soit plutôt un sujet pour ceux qui travaillent sur les mythes et le folklore, certains points apparaissent évidents. Le folklore Germain a toujours associé la lune à la masculinité, et le champignon prendra la projection de la masculinité ou de la féminité avec la même aisance. Il est évidemment connecté à la lune : il a une apparence lustrée, argentée sous certains angles, et il semble apparaître la nuit lorsque la lune règne dans le ciel. D’un autre côté, on peut changer de point de vue et voir soudainement le champignon comme masculin : il est de couleur solaire, d’apparence phallique, et communique une grande énergie. Le champignon est en fait une divinité androgyne changeant de formes, et celles-ci varient suivant la prédisposition de la culture qui le rencontre. On peut presque dire que c’est un miroir d’attentes culturelles. C’est pourquoi il revêt un aspect masculin pour les Indo-européens, alors que dans d’autres situations il semble avoir une qualité lunaire. De toutes façons, c’est un hallucinogène qui n’est pas sauvage, mais associé à la domestication des animaux et à la culture humaine. Cette association avec les animaux domestiqués implique que les champignons ont participé au développement culturel des Indo-européens, les peuples qui ont écrits les Védas.
Ces mêmes Indo-européens sont à l’origine d’une rupture dans l’ontologie religieuse. Pour eux, il n’y avait ni rivière, ni arbre, ni montagne sacrés. Ils ont transcendé la géographie dans leur notion de divinité. Ils préparaient un feu, et l’endroit où ils l’allumaient devenait le centre de l’univers. Ils avaient découvert la transcendance du temps et de l’espace. Une plante sacramentale hallucinogène qui est liée à la bouse des animaux domestiques implique que le sacrement est aussi nomade que le peuple et les animaux qui lui procurent un milieu favorable.
Il reste un certain nombre de problème avec cette théorie, l’un d’eux étant le manque de preuves de la présence en Inde de Psilocybe cubensis ou d’autres champignons contenant de la psilocybine. L’Amanita muscaria est également rare en Inde. Je suis cependant sûr que des recherches précises sur la flore indienne révéleront que le P. cubensis est un composant indigène du biome du sous-continent. Et je maintiens que la désertification de toute la zone allant de l’Afrique du Nord à la région de Tarr, aux environ de Delhi a faussée notre conception de ce qui s’est produit lors de l’évolution préhistorique de l’ontologie religieuse, à une époque où ces civilisations en étaient à leurs premiers balbutiements et que la région était plus humide. Pour ma part, je pense que la religion du champignon est en fait la religion générique de l’être humain et que toutes les adaptations religieuses ultérieures proviennent du culte de l’ingestion rituelle de champignons destinée à provoquer l’extase.
Repenser le rôle que les plantes et les champignons hallucinogènes ont joué dans l’avancée du développement humain depuis les couches inférieures de l’organisation primitive, peut nous aider à poser les bases d’une nouvelle appréciation de la convergence unique des facteurs responsables et nécessaires pour l’évolution des êtres humains. L’intuition de la présence de l’Autre, massivement perçue comme une compagne féminine de la navigation humaine dans l’histoire, peut, je pense, remonter à l’immersion dans l’esprit végétal qui apporta le contexte rituel grâce auquel la conscience humaine émergea dans la lumière de la conscience, de la réflexion et de l’articulation de soi-même : la lumière de la Grande Déesse. »