Michael Pollan – Comment Un Écrivain Peut-Il Transcrire Une Expérience Psychédélique Avec Des Mots ?

Peu de temps après avoir décidé d’écrire un livre sur les psychédéliques, j’ai compris ce que j’allais devoir faire : ingérer des psychédéliques, pour ensuite décrire au mieux ce que j’allais ressentir. Certes, j’aurais pu m’appuyer sur les témoignages d’autres personnes, mais cela ne m’a pas semblé très satisfaisant. Depuis que j’ai lu le récit de George Plimpton dans le roman « Paper Lion » (1966), j’ai toujours pensé que la façon la plus captivante de raconter une expérience était de l’avoir vécue soi-même pour être capable ensuite de la décrire de l’intérieur. Le mieux étant encore de vivre cette expérience pour la première fois, la seule fois durant laquelle la magie de l’expérience dans son entièreté nous est accessible.

Mais s’il était évident que je devais consommer des psychédéliques pour écrire « How to Change Your Mind », il n’était pas du tout évident de savoir comment j’allais écrire cette expérience, souvent décrite comme indescriptible. William James a écrit que l’expérience mystique – peut-être l’analogue la plus proche que nous ayons d’une expérience psychédélique – est « ineffable » : hors de portée du langage. Je ne pouvais pas compter sur un cadre de référence commun, car tous mes lecteurs ne seraient pas familiers avec le terrain psychique exotique sur lequel je voulais les amener. Les lecteurs qui se lassent constituaient une autre préoccupation. Le rêve est peut-être le deuxième analogue le plus proche d’une expérience psychédélique, et il n’existe pas de moyen plus sûr de faire fuir les gens – même ceux que vous aimez ! – que de leur raconter vos rêves. J’avais aussi lu suffisamment de « témoignages d’expérience » en ligne et dans des livres pour être conscient des risques littéraires – ce qu’Arthur Koestler, devenu sceptique après ses propres expériences psychédéliques, a décrit comme la « mystique de la cocotte-minute » et « le schmaltz cosmique ».

Alors que je commençais à écrire mon livre, les récits de mes expériences me sont apparus comme une série de très hauts sommets, possiblement insurmontables, qui se dressaient devant moi. Et la situation n’a fait qu’empirer lorsque j’ai commencé à faire les expériences que j’avais l’intention de raconter, une série d’expériences psychédéliques guidées avec une variété de produits chimiques différents, dont le LSD, la psilocybine, l’ayahuasca et une substance appelée 5-MeO-DMT. Cette dernière, consommée en fumant le venin d’un crapaud du désert mexicain de Sonoran, était, m’avait dit une amie, « l’Everest des psychédéliques ». Une expérience qui promettait de faire disparaître non seulement toute conscience de soi (comme beaucoup de psychédéliques peuvent le faire) mais également tout point de référence temporel et spatial. Comment pouvez-vous alors construire un récit sans les ingrédients essentiels de la personne, du temps et du lieu ? Que reste-t-il alors ?

Prendre des notes pendant mes expériences s’est avéré infructueux. Je ne pouvais pas rassembler suffisamment de volonté, et l’effort même semblait être une violation du premier commandement que mes guides m’avaient inculqué, qui était de se soumettre à l’expérience. Alors je leur ai plutôt demandé d’écrire tout ce que je pouvais dire. Il en a résulté une poignée de notes pour la plupart inutiles, composées de superlatifs vagues comme « Spectaculaire ! » ou de déclarations telles que « Je ne veux pas être si avare avec mes sentiments ». Le soir après chaque expérience, j’ai passé plusieurs heures à transcrire tout ce dont je me souvenais, autant dire que cela faisait beaucoup. J’ai produit 10 à 15 pages dans lesquelles j’ai essayé de rendre les images, les sensations, les idées, les événements et les apparences (des gens et des lieux) aussi littéralement que possible, résistant à l’envie d’interpréter, commenter, évaluer ou encore façonner.

Quand est venu le temps d’écrire la partie du livre consacrée au récit des expériences, j’ai relu ces fiches avec un sentiment de malaise. La transcription détaillée d’un courant de conscience, désespérément cofus, susceptible de s’inverser sans préavis, d’éclabousser sauvagement, de déborder de ses rives et de s’évanouir tout simplement, tournant autour d’un vortex de rien, était ici présent. Je n’étais pas sûr de pouvoir donner un sens à son contenu, et encore moins à quelqu’un moins investi que moi dans le fonctionnement de mon esprit. J’ai trouvé des images frappantes dans mes notes – être piégé de la tête aux pieds dans une cage d’acier noire, regarder un serpent remonter les barreaux pour atteindre le soleil et réaliser « qu’une plante ne peut pas être mise en cage » – mais quel sens ont ces images, si tant est qu’il y en ait ? Et certaines des profondeurs que j’avais enregistrées au lendemain de l’expérience – comme l’importance suprême de l’amour, une révélation que j’avais eue avec le LSD – me semblaient maintenant bien trop minces, des platitudes qui se prêtaient bien mieux à une carte de vœux de chez Hallmark. Je me suis souvenu d’une expérience d’Oliver Wendell Holmes Sr. avec l’éther, dans laquelle il a découvert, et a réussi à décrire, « l’unique grande vérité qui sous-tend toute expérience humaine ». Ses notes, qu’il avait eu du mal à rédiger dans son état intoxiqué, décrivaient la chose suivante : « Une forte odeur de térébenthine règne partout. »

Maintenant, il y a deux façons de considérer une telle observation. La première est évidente, du moins pour nous-mêmes sobres : comme preuve risible de la vacuité de la « lucidité » chimiquement induite. Ok, d’accord. Mais cela vaudrait-il au moins la peine d’essayer d’imaginer un état mental dans lequel l’odeur de térébenthine expliquerait réellement quelque chose ? Un état dans lequel toutes nos idées métaphysiques se dissoudraient simplement en présence d’une expérience sensorielle étouffante ? Il me semble que l’odeur de la térébenthine est une métaphore décente à cet égard.

Ce que j’ai réalisé, en lisant mes propres épiphanies douteuses, c’est qu’il y a un intérieur et un extérieur à une expérience psychédélique, et qu’une façon de l’écrire serait d’honorer les deux perspectives plus ou moins simultanément. Je ne prendrais pas parti, en d’autres termes, mais tenterais plutôt de cultiver une certaine générosité intellectuelle, une sorte de capacité négative, à l’égard de mes agissements mentaux, aussi étranges soient-ils, et en même temps, je reconnaîtrais en toute franchise le scepticisme du lecteur, que je partageais avec lui en fait. J’aurais deux esprits. (C’est un peu comme la mémorialiste, qui raconte la naïveté de sa jeune personne du point de vue de l’auteur adulte, plus averti. Mais ici ce n’est pas le temps mais le type de conscience qui sépare les deux voix.)

C’est ainsi que lorsque je suis arrivé à mon épiphanie révélé par le LSD sur l’importance suprême de l’amour, après une série de rencontres avec ma femme et mon fils, au cours desquelles j’ai été submergé de gratitude pour leur existence, je me suis arrêté dans le récit pour réfléchir sur le problème qui se pose, me dilatant sur la ligne fragile entre profondeur et banalité. J’avoue au lecteur que la nudité des émotions que je décrivais, sans défense face à l’impitoyable éclat de l’ironie, les rendait embarrassantes à écrire. L’ironie était certainement une option, à la schmaltz cosmique de Koestler. Mais si l’ironie m’a peut-être protégé du ridicule, elle n’aurait pas été fidèle à ce que j’avais ressenti et vécu – qui avait le pouvoir d’une vérité révélée.

Que faites-vous d’une réflexion comme « l’amour est tout » ? Je me suis demandé à haute voix. « Est-ce qu’une platitude si profondément ressentie n’est encore qu’une platitude ? » Non, j’ai fait mon choix : « Une platitude est précisément ce qui reste d’une vérité après qu’elle a été vidée de toute émotion. La restaurer de son émotion, c’est la revoir pour ce qu’elle est : la plus belle et la plus profondément enracinée des vérités, cachée à la vue de tous. »

En fin de compte, j’ai donc pris parti en faveur de l’expérience psychédélique plutôt que de l’opinion de mon moi sobre et décontenancé, mais pas avant d’avoir acquiescé aux doutes du lecteur concernant ma fiabilité (ou ma santé mentale). Peut-être qu’un écrivain plus sûr de lui se serait contenté de ses armes psychédéliques, restant dans la logique visionnaire de l’expérience, mais quand j’ai essayé de l’écrire de cette façon, le récit a perdu toute friction, rendant impossible à quiconque sauf un mystique ou un psychonaute ou un ardent New Ager de s’en saisir.

Une fois que j’avais élaboré cette double posture, oscillant entre l’intériorité de la conscience psychédélique et l’ironie de la conscience ordinaire, les scènes que j’avais abordées avec effroi devinrent très amusantes à écrire. Pour un journaliste habitué à travailler dans la boîte étroite des faits vérifiables, construire un récit à partir des productions pures de mon imagination devenait une libération. J’avais dépassé la portée de la vérification des faits et je me sentais un peu comme un romancier transcrivant son rêve éveillé. Chaque fois que j’arrivais à un endroit de mon expérience qui flirtait avec l’invraisemblance ou qui m’emmenait au-delà des limites de la grammaire ou du langage, je me tournais simplement vers le lecteur, un peu comme un acteur qui briserait le quatrième mur, et je reconnaissais franchement que nous étions dans une situation narrative difficile.

Le plus délicat de ces passages s’est peut-être produit lors d’une expérience avec de la psilocybine où j’ai vécu la dissolution complète de mon ego. Tout à coup, j’avais éclaté en une liasse de feuillets de papier, pas plus gros que des Post-it, qui se dispersaient au gré du vent. Pourtant, il y avait toujours un « moi » qui observait cette catastrophe apparente, un paradoxe que je ne pouvais pas expliquer mais que je devais aborder.

Alors qui était cet autre moi ? « Bonne question », ai-je écrit, me tournant une fois de plus vers le lecteur. « Ce n’était pas exactement moi. Ici, les limites de la langue deviennent un problème : pour comprendre complètement le fossé qui s’est creusé dans ma perspective, j’aurais besoin d’un tout nouveau pronom à la première personne. » Et puis, après avoir reconnu le nouveau terrain identitaire sur lequel nous avions marché, j’ai poursuivi en caractérisant cette « conscience désincarnée nue, qui regardait la scène de la dissolution du moi avec une indifférence bienveillante ». J’étais présent à la réalité mais comme autre chose que moi-même. … Il y avait la vie après la mort de l’ego. C’était une grande nouvelle. »

Credit: Armando Veve

Multiplier ma personnalité d’auteur – ou est-ce que je la divisais ? – m’a ainsi permis de saisir au moins une partie du paradoxe et de l’étrangeté de l’expérience psychédélique, comme aucun narrateur ne pouvait l’espérer. A ce stade de mon histoire, il y avait trois « Moi » distincts qui racontaient : le voyageur qui témoigne depuis l’intérieur de l’expérience ; le Moi qui observe cette première personne finir en morceau de Post-it (qui est aussi « à l’intérieur » de l’expérience mais à l’écart) ; et enfin, le narrateur « extérieur » qui, conscient de la folie de tout cela et des exigences qu’il pose au lecteur, essaie de lui assurer que seules les limites du langage rendent difficile la prise au sérieux d’un sujet ici qui mérite une réflexion. C’est précisément la reconnaissance du doute qui nous permet de le suspendre.

Mon désir d’orienter le lecteur est en soi un choix narratif, et ce que tous les écrivains qui ont tenté de dépeindre l’expérience psychédélique ne considèrent pas comme chose aisée. Les deux auteurs qui m’ont le plus appris sur les récits psychédéliques sont Aldous Huxley et Henri Michaux. Le fait que vous connaissiez probablement l’un et non l’autre reflète les stratégies radicalement différentes qu’ils ont employées dans leurs livres respectifs, « Les Portes de la Perception » et « Le Misérable Miracle », tous deux publiés au milieu des années 1950. Il se trouve que les deux livres sont des récits d’expérience avec de la mescaline que les auteurs n’ont vécus qu’à quelques années d’intervalle. Mais les similitudes s’arrêtent là.

« Les Portes de la perception » est un récit homogène, confiant et élégamment écrit d’une expérience psychédélique que l’auteur a trouvé étonnante mais entièrement compréhensible. Ses évocations d’un état de conscience altéré sont charmantes, surtout dans leurs détails visuels, mais peut-être un peu trop charmantes à la réflexion : Vous repartez avec le sentiment que l’expérience s’est conformée aux attentes et a servi à illustrer une métaphysique déjà en place. Au moment où il écrivit le livre, Huxley avait développé sa « philosophie éternelle » – l’idée qu’il y a un noyau commun de clairvoyance mystique à la racine de toutes les religions – et sa rencontre avec un divin « esprit au Grand Large » sous l’effet de la mescaline confirme en cela cette conviction. Son idée que la conscience ordinaire fonctionne comme une « valve réductrice », une sorte de filtre mental qui restreint notre accès non seulement au divin mais à la réalité telle qu’elle est réellement, n’était pas tant inspirée que justifiée par l’expérience. Ainsi, le produit chimique a ouvert les portes de la perception, de sorte que lorsqu’il a regardé un petit vase de fleurs, il a pu voir « ce qu’Adam avait vu le matin de sa création – le miracle, moment par moment, de l’existence nue ».

Lire « Les Portes de la Perception », c’est sentir un esprit puissant à l’œuvre, proposant un solide ensemble de métaphores – la valve réductrice, l’esprit au Grand Large, l’existence nue, etc. Les métaphores de Huxley ont influencé tous ceux qui l’ont suivi ; il est difficile de trouver un récit d’expérience psychédélique écrit après 1955 qui soit complètement innocent de son interprétation, surtout de sa saveur de mysticisme oriental.

Henri Michaux, poète et artiste français d’origine belge (1899-1984), est un écrivain beaucoup plus ésotérique, un homme allergique au confort de la certitude – ou d’ailleurs même au sens lui-même. En racontant ses expériences avec la mescaline, Michaux a pris la voie inverse, refusant la métaphore qui lui était proposée pour donner un sens à une expérience qu’il croyait au-delà du pouvoir des mots. Dans « Misérable Miracle », il promet d’être « attentif à ce qui se passe – dans sa forme présente – sans chercher à le déformer et à l’imaginer autrement afin de le rendre plus intéressant ». Ou plus compréhensible pour ses lecteurs : Le livre est brillant par intermittence, mais pendant de longues périodes, il est complètement illisible.

« Je n’avais plus aucune autorité sur les mots », écrit Michaux à un moment donné. « Je ne savais plus comment les gérer. Adieu l’écriture ! » Et en fait, il y a des moments dans sa narration (si l’on puis utiliser ce mot) où Michaux abandonne complètement l’écriture au profit du dessin, remplissant les pages de motifs abstraits et de lignes destinées à transmettre les particularités de son expérience – et en particulier la non linéarité et la rapidité – hors de portée du langage.

L’exemple de Michaux était très présent dans mon esprit alors que je cherchais à transcrire mon expérience la plus difficile : celle du crapaud. Quelques secondes après avoir aspiré la vapeur dans mes poumons, j’ai eu l’impression qu’une tempête mentale de catégorie 5 m’avait traversé la tête, effaçant tous les points de référence familiers : moi, puis le temps et enfin la matière. Comment construire un récit en l’absence de ces coordonnées intimes de la réalité ? Comment, en d’autres termes, saisir l’expérience sans la violenter ? Ce n’est peut-être pas possible : Si la nature de l’expérience est un chaos mental total, alors choisir un mot ou offrir une métaphore – même « ouragan mental » – pour en parler est une rupture avec la vérité, une violation de sa pure extravagance.

On peut admirer Michaux, son intégrité perverse à refuser la consolation de la métaphore et  ignorant la soif de sens de ses lecteurs. Pour lui, la métaphore, la description, l’interprétation sont toutes des béquilles – et à quoi servent les béquilles quand il n’y a pas de plancher ? Mais que reste-t-il au pauvre lecteur ? Un texte tout à fait impénétrable, quelque chose qui ressemble plus à mes notes que le récit que j’ai finalement publié.

Mes notes sur le crapaud montraient une partie de l’incohérence de Michaux, bien que, même dans cette première tentative de modelage d’un récit, je n’aie pas été en mesure de comprendre une métaphore. Rétrospectivement, cette impulsion a commencé pendant l’expérience, lorsque j’ai ressenti une sensation de « vol explosif », comme si j’étais attaché à l’extérieur d’une fusée tremblant à travers des couches successives de nuages jusqu’à ce qu’elle ait dépassé la portée de la gravité.

D’après mes notes : « J’étais conscient de former ces mots et les pensées qui les ont précédés, mais pendant un certain temps même cela est devenu impossible – mon sens de la conscience s’est brisé en fragments et s’est envolé et il n’y avait que de la sensation pure – sensation mentale, pas physique, car j’avais déjà quitté mon corps. Le chaos dans mon cerveau s’est transformé en un chaos dans l’univers. Le royaume de l’espace dans lequel nous nous trouvions était le chaos pur – avant le Big Bang, l’époque avant la Genèse, le vide sans forme ni ordre, le monde avant qu’il ne soit le monde. »

En écrivant mon récit de l’expérience avec le crapaud, je comprends maintenant que je traçais un chemin entre la propre interprétation de la Scylla de Huxley (que je n’avais pas à offrir) et le Charybde incohérent de Michaux. Mais même si la confusion de mon expérience ressemblait davantage à celle de Michaux, il m’a semblé qu’abandonner le langage et la métaphore, inadaptés à l’expérience, même s’ils l’étaient, constituerait une rupture avec mon lecteur, qui avait déjà fait du chemin avec moi dans mon parcours psychédélique. Pourrais-je maintenant abandonner le lecteur afin de préserver un idéal d’intégrité littéraire ?

Finalement, j’ai organisé mon récit de l’expérience avec le crapaud autour de ces deux métaphores : la fusée et le Big Bang. Je ne dis pas que ce sont de si grandes métaphores, mais ce sont les premières qui me viennent à l’esprit lorsque la conscience s’est reconstituée une fois les effets du venin du crapaud dissipés. L’esprit ne tolérera pas le chaos mental très longtemps. En effet, c’est l’un des aspects les plus intéressants de l’expérience psychédélique : comment elle permet d’observer l’esprit en temps réel en imposant une forme – une métaphore, une hallucination, un motif – sur la confusion de la pensée et les sensations que ces molécules provoquent.

Mais je ne voulais pas donner l’impression qu’une métaphore pouvait « capturer » l’expérience, alors j’ai encore une fois brisé le quatrième mur pour expliquer tout cela, admettant au lecteur que si les métaphores « déforment inévitablement l’expérience… elles me permettent au moins de saisir une ombre de celle-ci et, peut-être, de la partager ». Et puis, après avoir comparé le début de l’expérience à une fusée attachée au fuselage, la force gravitationnelle me tirant le visage en une grimace tendue, le grand cylindre s’abattant sur les couches successives des nuages avec un rugissement punissant, je dis simplement :

« C’était un peu comme ça. »

Seulement un peu. Parce que c’est tout ce que c’était, et le mieux que j’ai pu faire – ma faible tentative d’évoquer un royaume au-delà des mots ou des sens. Je doute que Michaux ou Huxley approuveraient mon approche d’offrir des métaphores imparfaites accompagnées d’avertissements, mais au moins cela m’a permis de construire un analogue approximatif d’une expérience qui reste ineffable.

Je n’ai peut-être pas la confiance de Huxley sur ce que signifie mon expérience psychédélique, mais j’ai un peu plus confiance que Michaux dans notre capacité à partager le contenu de notre conscience avec les autres – et l’expérience psychédélique est juste un cas extrême du problème plus général. C’est le pouvoir des métaphores : Elles peuvent nous emmener dans des endroits que les mots simples seuls ne peuvent pas, même lorsqu’ils sont soumis à la qualification de leurs auteurs. Qui sait exactement ce que cela signifie de dire : « C’était comme l’univers avant le Big Bang » ? (Qui se souvient du Big Bang, encore moins de ce qui l’a précédé ?) Une telle métaphore est moins une description de quoi que ce soit qu’une invitation : imaginer un temps avant le temps, un point avant qu’il n’y ait quoi que ce soit, avant d’être lui-même – une invitation, en d’autres termes (en aucun terme !), à faire une petite expérience par soi-même.

Michael Pollan est journaliste, essayiste, militant et professeur de journalisme américain à l’UC Berkeley Graduate School of Journalism de l’université de Californie.

 

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Article original : Michael Pollan /nytimes.com