Dans le cadre d’un réseau international de chercheurs pionniers dans le domaine, Rafael Guimarães dos Santos se penche sur ce que la science sait actuellement du mystérieux breuvage amazonien Ayahuasca.
J’ai été attiré par l’étude de l’infusion amazonienne Ayahuasca pour la première fois au début des années 2000, lorsque j’étais étudiant en biologie au Brésil. Je pratiquais la capoeira, l’art martial brésilien, et mon professeur était aussi le chef (padrinho) d’une église locale de Santo Daime, qui servait l’Ayahuasca lors de ses rituels religieux. Je me souviens très bien de ma première expérience dans laquelle j’ai eu des visions d’œuvres d’art indigène d’Amazonie. L’aspect visuel de l’expérience m’a tellement impressionné que je me demande encore comment certaines plantes ont pu profondément bouleverser mon cerveau de cette façon.
L’Ayahuasca, du quechua signifiant « vigne des âmes », est une préparation psychédélique à base de plantes et concoctée habituellement à partir de deux plantes amazoniennes : Banisteriopsis caapi et Psychotria viridis. Les études scientifiques sur ses effets sur le corps et l’esprit ont commencé au début des années 1990, mais ont connu une augmentation significative à partir de l’an 2000. Notre groupe à l’école de médecine de Ribeirão est l’un des principaux groupes de recherche sur l’Ayahuasca. Nous menons des recherches expérimentales et cliniques. En résumant les principales recherches scientifiques sur l’Ayahuasca et en me concentrant sur les études entreprises par notre groupe et nos collaborateurs, j’espère partager dans cet article pourquoi maintenant est un moment important et fascinant pour faire des recherches sur l’Ayahuasca.
Les premières recherches
L’Ayahuasca a fasciné les scientifiques et bien d’autres depuis le 19ème siècle, avec les premiers rapports de Richard Spruce sur la botanique et les usages qu’en faisait les indigènes. Puis, dans les années 1930-1940, l’harmine, principal alcaloïde bêta-carboline de la liane Banisteriopsis caapi, principal ingrédient de l’Ayahuasca, a attiré l’attention de la communauté médicale pour son utilisation possible pour lutter contre la maladie de Parkinson.
À la fin des années 1950, le chimiste et psychiatre hongrois Stephen Szára a été le premier à décrire les effets de la diméthyltryptamine (DMT) dans des études expérimentales sur des humains. La DMT est présente dans les feuilles du buisson Psychotria viridis, qui est l’un des principaux ingrédients utilisés en combinaison avec B. caapi dans la préparation de l’Ayahuasca.
Cette information a été découverte dans les années 1950 par le poète beatnik William Burroughs et a attiré l’attention d’autres poètes comme Allen Ginsberg, d’universitaires comme le professeur Richard Evans Schultes (le soi-disant « Père de l’Ethnobotanique »), et de thérapeutes comme le psychiatre chilien Claudio Naranjo.
Recherches plus récentes
Quelques décennies plus tard, les premières études scientifiques sur des humains avec l’Ayahuasca ont été réalisées. Au début des années 1990, le « Hoasca Project », auquel participaient des chercheurs du Brésil, des États-Unis et de la Finlande (dont les docteurs Charles Grob et Jace Callaway), a révélé que les consommateurs de longue date d’Ayahuasca étaient en bonne santé mentale et physique. Cette étude a été réalisée parmi les membres de l’União do Vegetal, une organisation religieuse brésilienne qui utilise l’Ayahuasca comme boisson sacrée. Cette étude était historique parce que c’était la première fois que les scientifiques évaluaient la santé mentale des consommateurs rituels de longue date d’un sacrement psychédélique.
Puis, au début des années 2000, d’autres chercheurs brésiliens, tels que les professeurs Dartiu Xavier et Paulo Barbosa, ont mené des travaux novateurs sur la santé psychiatrique et psychologique des consommateurs rituels d’Ayahuasca. Par exemple, ces études ont été réalisées auprès d’adolescents (Prof. Xavier) et d’adultes (Prof. Barbosa) qui utilisaient l’Ayahuasca à des fins cérémonielles. Ces études étaient importantes d’abord parce qu’elles n’ont pas constaté de problèmes de santé mentale associés à l’utilisation à long terme de l’Ayahuasca chez les adolescents. Deuxièmement, c’était la première fois qu’on étudiait de cette façon des adultes qui ne connaissaient pas encore l’Ayahuasca et les preuves préliminaires ont démontré qu’ils jouissaient d’une meilleure santé mentale.
Toujours au début des années 2000, un groupe espagnol coordonné par le Dr. Jordi Riba de l’Université Autonome de Barcelone a commencé à mener des études à double insu sur l’Ayahuasca lyophilisé chez des volontaires sains, en rapportant les effets subjectifs, physiologiques, hormonaux et neuronaux d’une seule ou de quelques doses d’Ayahuasca. Ces études sont historiques, car il s’agit des premières études impliquant l’administration de doses d’Ayahuasca connues dans un contexte expérimental. De plus, ces études ont établi que l’Ayahuasca pouvait être administré sans danger à des volontaires sains dans un contexte de recherche contrôlé. Ils ont également décrit en détail les effets de l’Ayahuasca, y compris comment il a augmenté l’humeur positive, activé les zones du cerveau liées au traitement des émotions, et a été associé à des changements intéressants des deux systèmes hormonaux et immunitaire.
J’ai eu l’occasion d’effectuer mon doctorat sous la supervision du Dr. Jordi Riba, de 2006 à 2012, en étudiant la pharmacologie de deux doses consécutives d’Ayahuasca et en comparant les effets de l’Ayahuasca avec l’amphétamine. Il s’agissait de questions de recherche pertinentes parce que, premièrement, nous ne savions pas si deux doses consécutives produiraient des effets plus intenses (sensibilisation) ou moins intenses (tolérance) et, deuxièmement, parce que personne n’avait comparé les effets de l’Ayahuasca avec un psychostimulant classique. Par exemple, nous n’avons pas observé de tolérance ou de sensibilisation claire pour la plupart des variables, mais nous avons montré que deux doses consécutives peuvent être administrées sans danger à des volontaires sains. Dans la deuxième étude, nous avons confirmé que l’Ayahuasca produisait des effets subjectifs qui sont clairement différents de ceux de l’amphétamine. Mais les deux composés ont induit des modifications similaires dans les lymphocytes et les niveaux de cortisol, ce qui suggère un mécanisme d’action commun.
Durant cette période, j’ai rencontré le Dr. José Carlos Bouso, qui effectuait également son doctorat sous la supervision du Dr. Riba. Le Dr. Bouso a mené une étude rigoureuse sur la santé mentale de plus de 100 consommateurs d’Ayahuasca de longue date, incluant des évaluations sur les symptômes psychiatriques, la fonction cognitive et la structure cérébrale. Entre autres résultats, les études du Dr. Bouso ont montré que l’usage à long terme de l’Ayahuasca n’était pas associé à des troubles psychiatriques ou à un déclin cognitif. C’est important parce que depuis les années 1960, les imaginaires populaires dans les sociétés occidentales ont souvent perçu les composés psychédéliques comme le LSD, la psilocybine et la DMT (un des principes actifs de l’Ayahuasca) comme des drogues psychologiquement néfastes.
Les débuts de la recherche à Ribeirão Preto dans la ville deSão Paulo au Brésil.
Quand j’ai quitté le Brésil en 2006, je ne savais pas que depuis 2004, des études précliniques sur l’Ayahuasca étaient en cours au Département de Neurosciences et du Comportement de la Faculté de Médecine de Préto Ribeirão (Université de São Paulo), sous la supervision du Professeur Jaime Hallak.
Ce groupe, en collaboration avec le groupe du Professeur Draulio de Araújo de l’Université Fédérale de Rio Grande do Norte dans la ville de Natal au Brésil, a réalisé des études de neuroimagerie fonctionnelle sur les effets de l’Ayahuasca dans le système visuel de volontaires sains. Le groupe a rapporté que l’Ayahuasca provoquait une activation cérébrale lors d’une opération d’imagerie similaire à celle observée lorsque le volontaire observait un objet réel. Il s’agissait de la première étude de neuroimagerie décrivant la base neuronale de l’imagerie améliorée décrite par les consommateurs d’Ayahuasca (les « mirações » ou « visions »).
Le groupe coordonné par le professeur Hallak se préparait également à lancer une étude ouverte avec des patients atteints d’un trouble dépressif majeur résistant au traitement (TDM). Cette étude serait la première étude clinique sur l’Ayahuasca dans le traitement d’un trouble psychiatrique spécifique. Cet essai ouvert a été réalisé à la faculté de médecine de Ribeirão Preto et a porté sur 17 patients atteints d’un TDM résistant au traitement et a montré qu’une dose unique d’Ayahuasca était bien tolérée et induisait des effets anxiolytiques et antidépresseurs qui persistaient 21 jours. Les nausées et les vomissements transitoires constituaient les effets indésirables les plus importants. De plus, l’Ayahuasca a augmenté l’activation cérébrale des zones liées au traitement émotionnel, aux souvenirs et à l’introspection, les mêmes zones que modulent les antidépresseurs traditionnels.
J’ai intégré le groupe en 2013 et j’ai eu l’occasion de participer aux dernières étapes de cette étude. À la même époque, le groupe effectuait également des études sur des animaux portant sur les effets cardiovasculaires de l’Ayahuasca, où nous avons observé que des doses répétées et élevées d’Ayahuasca pouvaient modifier la structure de l’aorte des rats. Bien que des études expérimentales montrent qu’une dose unique ou quelques doses d’Ayahuasca n’entraînent qu’une augmentation modérée de la tension artérielle et de la fréquence cardiaque, cette étude chez les rongeurs suggère que davantage de recherches devraient être menées sur les effets cardiovasculaires à long terme de l’Ayahuasca.
Derniers résultats et prochaines recherches
Plus récemment, en collaboration avec le groupe du professeur Araújo, notre groupe a réalisé un essai à double insu auprès de 29 patients atteints de TDM et a reproduit les résultats de l’essai ouvert : comparativement à un placebo, une dose unique d’Ayahuasca était bien tolérée et provoquait une diminution significative des symptômes anxieux et dépressifs qui durait sept jours après son administration.
Actuellement, je suis le coordinateur des études sur l’Ayahuasca réalisées au sein de notre département. Trois études à double insu sont en cours, dont deux avec des volontaires en bonne santé et l’autre avec des personnes socialement anxieuses. Dans les trois études, nous étudions les effets d’une dose unique d’Ayahuasca sur le traitement des émotions et de l’anxiété, entre autres mesures biologiques, y compris les concentrations plasmatiques d’endocannabinoïdes et de neurotrophines comme le facteur neurotrophique issu du cerveau (BDNF). Chaque essai comprendra au moins 20 volontaires, et les résultats préliminaires seront présentés à la Conférence Mondiale de l’Ayahuasca.
Nous prévoyons également d’autres essais dans un avenir proche, notamment une étude sur l’Ayahuasca et l’alcoolisme. Notre groupe est également en collaboration permanente avec le Dr. José Carlos Bouso, directeur scientifique de l’ICEERS. Au cours des dernières années, nous avons collaboré à plusieurs articles scientifiques sur les effets de l’Ayahuasca et d’autres hallucinogènes sérotoninergiques/psychédéliques, sur les fonctions cérébrales et la personnalité et sur les potentiels thérapeutiques de ces composés d’un point de vue psychiatrique et de santé publique.
De plus, notre groupe de la faculté de médecine de Ribeirão est également l’un des leaders dans l’étude de la pharmacologie et des utilisations thérapeutiques du cannabidiol phytocannabinoïde (CBD). Nous étudions les utilisations bénéfiques potentielles du CDB sur l’épilepsie, l’anxiété et les troubles de l’humeur, la psychose et la maladie de Parkinson.
Enfin, également en collaboration avec le Dr. Bouso et l’ICEERS, nous réaliserons la première étude à double insu sur les effets de l’ibogaïne dans le traitement de l’alcoolisme. Dans les années à venir, nous espérons continuer à réaliser des essais cliniques sur l’Ayahuasca et d’autres produits dérivés de plantes pour tenter de contribuer à la recherche de meilleurs traitements des troubles neuropsychiatriques difficiles à traiter. Personnellement, je suis optimiste quant à l’avenir de substances comme l’Ayahuasca, l’ibogaïne et les cannabinoïdes. Leur acceptation sociale et scientifique augmente, en partie parce que de plus en plus de personnes utilisent ces composés pour améliorer leur santé mentale et physique, mais aussi parce que plusieurs groupes de recherche dans le monde démontrent que ces substances peuvent être administrées en toute sécurité et qu’elles ont des propriétés thérapeutiques prometteuses.
Article original : Rafael Guimarães dos Santos /kahpi.net