Le scientifique s’entretient avec Laurence Phelan au sujet de la lutte contre l’Establishment, des idées préconçues et de la dissolution de l’ego.
Lors d’une chaude soirée de juin, dans une salle bondée au-dessus d’un pub londonien, le Dr Robin Carhart-Harris, assistant de recherche au Centre de neuropsychopharmacologie de l’Imperial College, donne une conférence publique sur son travail. Il est obligé d’élever la voix pour se faire entendre à cause de l’agitation au rez-de-chaussée, où les gens regardent le Chili expulser l’Espagne de la Coupe du Monde. Mais l’atmosphère dans la salle de réception est elle aussi quelque peu fébrile, le domaine de recherche du docteur étant aussi passionnant que tabou: il étudie les effets cérébraux et les utilisations thérapeutiques potentielles des substances psychédéliques.
Carhart-Harris est la première personne au Royaume-Uni à avoir administré légalement des doses de diéthylamide de l’acide lysergique (LSD) à des volontaires humains depuis la loi de 1971 sur l’abus des drogues. Sa présentation se termine par une diapositive montrant quelque chose que personne d’autre n’a jamais vu auparavant: une image transversale du cerveau d’un volontaire dans un scanner IRMf alors qu’il était sous l’influence du LSD. Des tâches de couleur indiquent des changements dans le flux sanguin, à partir desquels on peut déduire des changements dans les niveaux d’activité de certaines régions du cerveau – notamment, dans le cas présent, l’hippocampe, qui est impliqué, entre autres, dans la création de souvenirs et leur mise en contexte.
« Nous avons regardé dans seulement six cerveaux jusqu’à présent », affirme Carhart-Harris quand nous nous rencontrons quelques semaines plus tard dans un café près de son appartement à Notting Hill. Né à Durham il y a 33 ans et élevé à Bournemouth, il a une coupe de cheveux d’un chanteur indie et pourrait facilement être le jeune frère du célèbre physicien Brian Cox. Orateur attentif et éloquent, son enthousiasme pour son travail est évident. « Nous en sommes à un stade précoce, mais certainement prometteur. C’est vraiment excitant ».
Les avantages scientifiques potentiels des psychédéliques (à la différence de tous les avantages culturels, sociaux, artistiques, spirituels ou subjectifs que l’on pourrait aussi considérer comme étant agréables) se divisent en deux grandes catégories. Leur utilité sur le plan médicinal ou thérapeutique, offrant une vision non conventionnelle du fonctionnement de l’esprit humain, si bien que le vieux, soi-disant « problème de la conscience », pourrait être rendu un peu plus facile. L’étymologie du mot « psychédélique » vient, après tout, du grec signifiant « qui révèle l’esprit ».
Les psychédéliques d’origine végétale comme la mescaline (du cactus peyote), la DMT (de l’ayahuasca) et la psilocybine (champignons magiques) sont utilisés depuis des millénaires à des fins thérapeutiques et médicinales. Mais en 1943, Albert Hofmann, chimiste suisse de 37 ans dans les laboratoires de l’entreprise pharmaceutique Sandoz à Bâle, ingurgita accidentellement – par le bout de ses doigts – un produit chimique qu’il avait synthétisé à partir du champignon de l’ergot de seigle et devint le premier à connaître ses remarquables propriétés psychotropes. Interviewé peu avant son 100e anniversaire, il a qualifié le LSD de « médecine pour l’âme ».
Très puissant à des doses infimes, avec ce que Carhart-Harris appelle « un profil d’innocuité physiologique très favorable » – c’est-à-dire non toxique – ce psychédélique nouvellement synthétisé a ouvert de nouvelles portes, à plus d’un titre. « On pourrait dire que la découverte du LSD a donné naissance à la science des psychédéliques », explique Carhart-Harris. « Ce n’est qu’à ce moment-là que nous avons commencé à les étudier de façon systématique. »
En 1947, Sandoz faisait la promotion du LSD, sous la marque Delysid, comme complément de la psychothérapie. Cary Grant l’a utilisé pendant sa thérapie, tout comme le cofondateur des Alcooliques Anonymes, Bill Wilson. Entre les années 1950 et 1965, lorsque Sandoz a retiré le médicament, il y avait déjà plus de 1 000 articles cliniques traitant de 40 000 patients. Une méta-analyse effectuée en 2012 de six essais contrôlés de l’époque a révélé que son efficacité clinique pour le traitement de la dépendance à l’alcool était aussi efficace que tout autre traitement mis au point depuis.
« Personnellement, je pense qu’il a beaucoup de potentiel pour traiter la toxicomanie », affirme Carhart-Harris. « C’est un peu hypothétique, mais c’est basé sur ce que nous savons du fonctionnement du cerveau, c’est-à-dire qu’il s’installe dans des configurations d’activité qui semblent sous-tendre certaines psychopathologies. »
« La dépression et les dépendances reposent sur des modèles renforcés d’activité cérébrale, et un psychédélique provoquera un chaos relatif. Les schémas qui se sont renforcés se désintègrent sous l’effet de la substance. J’ai utilisé la métaphore de secouer une boule de neige. Et il y a des preuves que les psychédéliques induisent la plasticité, en termes de connexions neuronales dans le cerveau, de sorte qu’il y a une fenêtre d’opportunité dans laquelle les connexions peuvent soit être brisées, soit être renforcées. De nouvelles choses peuvent être apprises et de vieilles choses peuvent être désapprises. Le LSD permet une certaine souplesse d’esprit. »
Les mécanismes biologiques qui sous-tendent l’expérience psychédélique étaient méconnus dans les années 1950 et 1960, avant l’ère moderne des neurosciences et de l’imagerie cérébrale. « Plutôt que de vérifier si un médicament fonctionne, de constater qu’il semble fonctionner et d’essayer de comprendre comment, je préfère la façon dont nous le faisons maintenant », explique Carhart-Harris. « C’est un peu plus logique et prudent. »
Les lecteurs pourront être ravis de noter, que la « prudence » est un mot d’ordre tout au long de notre conversation. « Les dangers avec les psychédéliques – et il y a des dangers potentiels », rappelle le docteur – « surviennent lorsqu’ils sont pris sans la prudence appropriée ». Le modèle de prise thérapeutique est très différent de la façon dont les gens consomment à des fins récréatives. Les gens sont dans un état particulièrement sensible et vulnérable quand ils prennent des psychédéliques, et je pense qu’il y a besoin de ce professionnalisme et de cette structure pour le faire correctement. »
Les doses que Carhart-Harris administre sont plus faibles que celles qu’un usager récréatif peut habituellement prendre, mais l’expérience des volontaires semble plus vive. « Lorsque les gens prennent des psychédéliques à des fins récréatives, dans un contexte social », ajoute-il, « ils peuvent se préoccuper des changements perceptuels et de la nouveauté, et ils rient avec un certain degré de confusion et d’anxiété. Mais dans un contexte expérimental, particulièrement dans le contexte thérapeutique, les gens s’allongent sur un canapé les yeux fermés et vivent une expérience très introspective. C’est plus riche; psychologiquement, c’est plus intéressant. Sans distractions, les émotions et les souvenirs sont plus susceptibles d’émerger spontanément. Il y a la possibilité d’avoir des souvenirs assez vifs des expériences passées, de sorte qu’elles ne sont plus dépassées et peuvent être revivifiées dans le présent. C’est très intéressant quand les gens commencent à décrire où ils vont dans leur esprit. C’est le genre de choses qu’on n’entend pas d’habitude. »
La musique est utilisée dans les études thérapeutiques et d’imagerie cérébrale. « En général, les gens écoutent de la musique classique dans le cadre d’une psychothérapie psychédélique assistée », explique Carhart-Harris. Nous examinons également l’interaction entre la musique et le LSD; nous vérifions si l’excitation émotionnelle et la dissolution de l’ego sont améliorées. La théorie – et c’est seulement une théorie parce qu’elle n’a jamais été testée jusqu’à présent – est que la musique peut provoquer un certain nombre de choses. Elle peut avoir une influence constante, mais elle peut aussi faciliter la libération émotionnelle. »
Les sujets, qui ont surtout été des hommes – « Nous avons besoin d’un plus grand nombre de femmes volontaires », ajoute Carhart-Harris – ont largement rapporté des expériences positives. Mais, ajoute-t-il, « nous avons eu quelques larmes, des gens anxieux et au moins un qui n’a pas apprécié. » L’un des sujets s’est souvenu d’une rupture amoureuse, « mélancolique mais aussi émouvante, et pas nécessairement négative ».
Le mois dernier, le Daily Mail rapportait les recherches de Carhart-Harris sur la psilocybine et son potentiel pour traiter la dépression. Je suggère que les commentaires sous l’article (« Duh, mais ton cerveau sera grillé et plus tard tu seras stupide » ou « Comment peux-tu être déprimé si tu es mort ou dans un hôpital psychiatrique ? ») pourrait offrir un échantillon représentatif des craintes courantes. Mais Carhart-Harris n’est pas sûr. « C’est un exemple de pensée primitive, en fait, où au lieu d’être rationnel et d’évaluer les preuves, on est biaisé par ses émotions – dans ce cas, on a peur de l’inconnu. »
Cela dit, « il y a eu des cas dans le passé de psychoses provoquées par des psychédéliques. D’autant plus quand les substances sont prises à des fins récréatives. Cela ne s’est pas produit dans les essais modernes, mais cela a été rapporté dans quelques cas dans les années 1960. Nous recrutons uniquement des personnes qui ont une expérience antérieure avec les psychédéliques. Si notre but principal est de découvrir comment ces substances agissent dans le cerveau, autant jouer en toute sécurité et trouver des volontaires qui les ont déjà tolérés. »
Le LSD est une substance inscrite à l’annexe I de la Convention des Nations Unies de 1971 sur les psychotropes, et une substance inscrite à l’annexe I, classe A, en vertu de la loi britannique intitulée Misuse of Drugs Act. Mais cette catégorisation, qui à la fois lui vaut sa réputation interdite et entrave la recherche, est en quelque sorte un accident historique plutôt qu’un reflet fidèle des dangers qu’elle représente.
L’héroïne, par exemple, est une substance de l’annexe II de la modification de 2001 de la loi britannique, parce qu’elle est plus dangereuse que le LSD et présente un potentiel élevé d’abus, mais son utilité comme analgésique est reconnue depuis longtemps. L’obtention de LSD, qui a été considéré comme n’ayant pas d’usage médical, nécessite en revanche une licence du Ministère de l’Intérieur. L’obtention de telles licences s’est révélée excessivement coûteuse et lente pour les chercheurs; seuls quatre ont été accordées. Il faut aussi trouver un laboratoire qui est disposé et capable de fabriquer la substance, et il y en a aussi peu, pour les mêmes raisons.
Le professeur David Nutt, directeur de l’Unité de neuropsychopharmacologie, où Carhart-Harris fait la recherche (« La responsabilité est de mon côté, mais Robin fait tout le travail de terrain et je ne fais que m’en attribuer le mérite », a-t-dit), a beaucoup écrit sur le caractère erroné des lois actuelles sur les drogues. « Il est absurde de traiter le LSD et la psilocybine comme étant plus dangereux que l’héroïne ». Dans une étude publiée en 2010 dans The Lancet, à la suite des travaux qui ont mené à son licenciement controversé, l’année précédente, de la présidence du Conseil consultatif gouvernemental sur l’abus de drogues, le professeur Nutt a classé les 20 drogues les plus couramment utilisées en fonction des données probantes concernant le préjudice global qu’elles causent aux utilisateurs et à la société. La psilocybine arrivait en dernière position, avec un score global de six, et le LSD arrivait en 18e position avec un score de sept, contre 72 pour l’alcool et 55 pour l’héroïne.
Quand je demande pourquoi le LSD a été interdit, il a une réponse étonnamment simple de trois mots: « la guerre du Vietnam ». Essentiellement, lorsque son utilisation s’est répandue dans la population au milieu des années 1960, « les jeunes Américains se sont rendu compte qu’ils ne voulaient plus se battre. Cela a créé une énorme tension dans la société. Ils ont donc dû créer des raisons pour interdire la drogue. Tout le monde savait que les arguments étaient totalement fallacieux. Mais personne ne s’est levé. »
Carhart-Harris a une autre explication: »Les psychédéliques sont effrayants parce qu’ils révèlent l’esprit, et les gens ont peur de leur propre esprit. Ils ont peur de la condition humaine, vraiment. »
Le cerveau et l’esprit ont tous deux une structure hiérarchique, et ce que Freud a pu confirmer par intuition et par la neuroscience, c’est qu’une part importante de notre activité mentale se produit à d’autres niveaux que celui auquel votre moi normal, éveillé et conscient – votre ego – opère. Par conséquent et de par leur nature même, ces processus inconscients ont traditionnellement été difficiles à étudier. Mais la conscience non-normale que les psychédéliques induisent est caractérisée par une dissolution de l’ego, une perte du sens de soi. « C’est pourquoi ils sont aussi précieux comme outils pour comprendre l’esprit », selon Carhart-Harris. « Cette division entre le mode de conscience de l’égo-intact et un mode plus primitif, s’effondre, de sorte que vous pouvez commencer à observer l’inconscient. »
Il n’est pas étonnant que le psychiatre tchèque Stanislav Grof, en 1975, ait prédit que « les psychédéliques, utilisés de manière responsable et avec prudence, seraient pour la psychiatrie ce que le microscope est pour la biologie ou le télescope pour l’astronomie ». Malheureusement, l’interdiction effective de la recherche sur le LSD signifiait qu’elle ne devait pas l’être. Peut-être que le professeur Nutt a Grof en tête quand il dit: »Je pense que c’est la pire censure de la recherche depuis que l’Église catholique a interdit le télescope. » Il ajoute: »Il y a beaucoup de preuves que le LSD est un traitement efficace pour des choses comme la toxicomanie. Mais personne n’a fait d’étude depuis 50 ans. C’est scandaleux. »
Peut-être parce qu’il y voit un tel potentiel, ou peut-être parce qu’il a subi la dernière d’une série de réductions budgétaires au cours de la semaine où nous nous rencontrons, Carhart-Harris semble un peu vexé que les psychédéliques demeurent un intérêt scientifique à part. « J’ y travaille depuis 10 ans et j’ai fait beaucoup de recherches, je crois qu’il est juste de le dire, très novatrices. Mais j’ai l’impression qu’il y a une sorte de résistance conservatrice. Les gens prétendent soutenir des recherches novatrices, mais le font-ils vraiment ? » se demande-t-il.
Les psychédéliques ont certainement leurs dévots. L’une d’entre elles est Amanda Feilding, comtesse de Wemyss et March, qui a fondé en 1998 la Fondation Beckley, une organisation caritative dont le double objectif est d’entreprendre et de mener des recherches sur les psychédéliques et d’apporter des changements à la politique mondiale en matière de drogues. La fondation a fourni une grande partie du financement de l’étude sur le LSD. « Elle a joué un rôle crucial dans notre progrès », affirme Carhart-Harris, « et son appui a été constant. »
« J’ai envie de faire cette recherche depuis 20 ans », me raconte Feilding – et ajoute qu’elle a personnellement promis à Albert Hofmann qu’elle lancerait une étude sur le LSD à l’ère moderne et de son vivant. (« Il était vraiment charmant. Très petit, mais un géant remarquable. » Malheureusement, il est décédé en 2008, à l’âge de 102 ans.
« Je pense qu’il est essentiel de briser le tabou sur ces substances », explique Feilding. « Et j’espère que, lentement, en faisant un bon travail avec les meilleurs experts politiques et scientifiques, nous pourrons constituer une base de données probantes qui informera les gens de leur bénéfices potentiels, la criminalisation de ces substances n’aide personne. Parce qu’historiquement, ils avaient toujours profité à l’humanité. C’était des sacrements, on les appelait la chair des dieux, mais maintenant ils sont considérés comme la substance du diable. »
Carhart-Harris affirme qu’il « n’a vraiment pas eu beaucoup d’occasions de s’exprimer », ce qui signifie qu’il doit aussi tenir compte d’autres sources de financement de la recherche. « Je pense maintenant au financement participatif, ajoute-t-il. « Il y a tellement d’enthousiasme à l’extérieur: je suis inondé de courriels de gens qui me disent croire en son potentiel. »
Ce potentiel devient évident, mais l’obstacle au progrès n’est pas scientifique, mais juridique et dépend de la volonté politique. « Il est très facile de se laisser emporter par l’optimisme », dit Carhart-Harris, « mais plus les psychédéliques deviennent visibles, plus il est probable qu’il y aura une réaction conservatrice à leur égard. »
« Les psychédéliques divisent, les gens s’ y opposent parce qu’ils sont menaçants. Mais la science est un exercice d’honnêteté, vraiment. C’est son grand mérite. Et si vous voulez mieux comprendre la réalité, alors vous devez affronter des choses qui pourraient être difficiles. »
Pour plus d’informations et pour faire un don à la recherche:
http://psychedelicscience.org.uk/
Un voyage dans le temps: l’histoire du LSD
19 avril 1943
Après avoir accidentellement ingéré du LSD trois jours plus tôt, Albert Hofmann effectue le premier voyage intentionnel sous LSD au monde et rentre du laboratoire à vélo. L’événement est commémoré chaque année, c’est le « Bicycle Day ».
Mai 1950
Premier article sur le LSD paru dans l’American Journal of Psychiatry
13 avril 1953
La CIA lance le projet MKULtra pour étudier le potentiel du LSD en tant que drogue de psycho-contrôle.
22 novembre 1963
Aldous Huxley, auteur de Les Portes de la Perception, ordonne à sa femme de lui administrer du LSD sur son lit de mort, puis décède « très, très doucement ».
Été 1964
Ken Kesey et les Merry Pranksters traversent l’Amérique dans un bus nommé Further, et organisent des soirées chroniquées dans The Electric Kool-Aid Acid Test de Tom Wolfe.
Avril 1965
Les Beatles sont introduits à l’acide par le dentiste de George. Le Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band sort en juin 1967, et même si John nie que « Lucy in the Sky with Diamonds » était une expansion intentionnelle du « LSD », peu de gens le croient…
14 janvier 1967
Quatre ans après avoir été renvoyé du département de psychologie de Harvard, le Dr Timothy Leary, évangéliste de l’acide, raconte devant 30 000 personnes à l’Human Be-In de San Francisco: « Vas-y, mets-toi en phase, et décroche ».
21 février 1971
La Convention des Nations Unies sur les substances psychotropes rend le LSD illégal dans ses 183 pays signataires