L’état de rêve induit par les psychédéliques pourrait-il aider les scientifiques à mieux traiter les maladies mentales ?
« Je suis soudain devenu étrangement en état d’ébriété. Le monde extérieur s’est transformé comme dans un rêve. Les objets semblaient gagner en relief; ils prenaient des dimensions inhabituelles et les couleurs devenaient plus éclatantes. Même la conscience de soi et le sens du temps ont changé. »
C’est en ces termes qu’Albert Hofmann, le premier scientifique à synthétiser et découvrir les effets psychédéliques du LSD, a décrit ses sensations après avoir ingéré du LSD en 1944. L’idée que des expériences oniriques puissent être déclenchées par la drogue existe depuis longtemps. Avant même que les sociétés occidentales ne s’intéressent aux psychédéliques, les sociétés préindustrielles avaient déjà attribué aux plantes et aux champignons contenant des composés psychoactifs le rôle de « transporteurs » dans le royaume des rêves et dans le monde des esprits.
Cependant, ce n’est qu’au cours de la dernière décennie que les chercheurs ont fait des progrès plus importants dans l’étude du lien entre l’état de rêve et l’état psychédélique. Ils se sont intéressés à la façon dont ces substances modifient l’esprit et la façon dont elles peuvent être utiles dans la médecine clinique. Notre état normal – pendant les heures d’éveil – n’est qu’un état de conscience que nous expérimentons. L’examen d’autres états (comme le moment où nous dormons ou lorsque nous sommes sous l’influence de drogues) peut nous donner une image plus complète de l’esprit humain et de la façon dont il peut être traité. Des recherches récentes ont comparé ces différents états pour comprendre comment les psychédéliques nous transforment nous et notre expérience de la réalité, et comment ils peuvent contribuer au traitement de nos problèmes de santé mentale.
Les nombreuses restrictions en place dans le monde entier concernant l’utilisation de ces substances en laboratoire ont, bien sûr, ralenti les progrès scientifiques dans ce domaine. Pourtant, des initiatives persévérantes ont permis aux scientifiques d’utiliser des outils de neuroimagerie pour cartographier les changements de conscience provoqués par la psilocybine, une molécule psychédélique que l’on trouve dans les champignons. Les changements neurophysiologiques induits semblaient similaires à ceux observés lors d’études antérieures sur la neuroimagerie des rêves.
Mais les chercheurs se sont attachés à trouver des preuves plus solides pour démontrer que les changements dans l’esprit provoqués par les psychédéliques semblaient non seulement être les mêmes dans le cerveau des usagers que dans l’état de rêve, mais aussi que la sensation était la même. C’est la clé pour comprendre comment les différents états de conscience se manifestent, et comment ces différents états peuvent être manipulés pour offrir de meilleurs soins psychiatriques. « Bien que l’IRM puisse vous aider à voir des similitudes entre différents états de conscience altérée, comme le rêve ou l’état psychédélique, il y a des limites à cette approche. Elle ignore complètement la perception », explique Enzo Tagliazucchi, chercheur à l’Université de Buenos Aires en Argentine, qui étudie la conscience humaine. « Il est possible que deux états se ressemblent, mais pour une raison inconnue, le sentiment subjectif est différent. Il est important d’enquêter sur cet aspect aussi. »
Pour en savoir plus, lui et son élève Camila Sanz ont récemment mené une étude pour comparer l’expérience d’usagers de drogue à celle des rêveurs. Ils ont proposé une approche originale pour contourner les restrictions entourant l’utilisation de ces substances dans le cadre de la recherche. Ils se sont tournés vers les témoignages en ligne où de nombreux utilisateurs de drogue se rendent pour rapporter leurs expériences avec une grande variété de substances, depuis les psychédéliques et les délirants jusqu’aux sédatifs et les antipsychotiques. À l’aide d’outils analytiques sophistiqués, ils ont étudié le contenu de milliers de ces témoignages, pour voir quelles drogues ont été signalées comme induisant un état très semblable au rêve.
Les scientifiques ont analysé le langage utilisé par les gens pour décrire leurs expériences de consommation de drogues et leurs rêves, et ont comparé ces rapports pour identifier des phrases et expressions similaires qui pourraient indiquer une similarité entre les deux expériences. De toutes les drogues testées, les psychédéliques classiques comme le LSD, les psychédéliques dissociatifs comme la kétamine et les délirants ont donné lieu à des expériences plus proches de l’état de rêve. Les usagers ont souvent décrit comment leur perception et leur conscience de soi se sont déformées lorsqu’ils ont pris ces substances, un peu comme dans un rêve. Les scientifiques ont ainsi pu confirmer empiriquement, de manière rigoureuse, l’hypothèse selon laquelle le voyage psychédélique » ressent » la même chose que les rêves.
Un regain d’intérêt pour l’utilisation de substances psychédéliques comme traitement des troubles psychiatriques s’est récemment manifesté. Des essais à grande échelle avec des substances comme la kétamine ou la psilocybine pour traiter la dépression ou la MDMA pour traiter le SSPT ont été menés, avec des résultats prometteurs. Dans un essai de thérapie assistée par la psilocybine pour soigner la dépression résistante au traitement, par exemple, 67 pour cent des patients ne souffraient plus de dépression une semaine après leurs deux séances, et 42 pour cent sont restés sans dépression après trois mois.
« Depuis trop longtemps, le traitement de la santé mentale repose en grande partie sur les antidépresseurs ISRS. Les patients doivent prendre ces médicaments tous les jours; ils n’ont aucun effet bénéfique pour au moins 30 % des utilisateurs, avec de nombreux effets secondaires », assure Amanda Feilding, directrice de la Beckley Foundation, un groupe de réflexion basé au Royaume-Uni à l’avant-garde de la recherche psychédélique et de la réforme de la politique en matière de drogues. « De plus, l’industrie pharmaceutique n’a rien proposé de nouveau depuis plus de trois décennies. Notre recherche a montré qu’avec l’ajout d’un psychédélique au processus thérapeutique, nous obtenons des résultats remarquables ».
L’étude de Tagliazucchi s’ajoute au corpus croissant de recherche qui suggère que les substances psychédéliques pourraient être administrées en toute sécurité pour améliorer le traitement et rendre la psychothérapie plus bénéfique. En montrant les similitudes entre le rêve et l’expérience psychédélique, ses travaux suggèrent en effet que l’état de conscience altérée induit par les psychédéliques pourrait permettre aux patients de mieux comprendre ce qui se passe pendant la thérapie, en donnant un compte rendu plus précis des problèmes auxquels ils peuvent être confrontés pour leurs médecins.
Freud a un jour postulé que les rêves permettaient l’accès à des pensées et souvenirs inconscients, et étaient donc intéressants à analyser pour les thérapeutes. Bien qu’il y ait des failles dans ses théories, l’étude des liens entre le rêve et l’état psychédélique nous permet donc aujourd’hui de réexaminer l’idée que travailler avec des patients dans un état de conscience altérée peut être bénéfique pour les traiter.
« Ce que notre travail montre, c’est que ces drogues peuvent créer un état de rêve transitoire, au cours duquel il pourrait être possible d’accéder à des pensées et souvenirs inconscients en temps réel. Nous avons besoin de plus de recherche pour appuyer cela, mais les psychédéliques pourraient être un moyen d’accéder à des choses qui se trouvent sous la surface, et de transformer les liens superficiels entre le patient et le thérapeute, afin d’obtenir un aperçu plus profond des problèmes que la personne peut éprouver », explique Tagliazucchi.
De façon plus générale, il semble que la comparaison des états de rêve et psychédélique peut permettre de mieux comprendre le fonctionnement du cerveau humain et, d’une certaine manière, améliorer les connaissances scientifiques sur des maladies psychiatriques spécifiques.
« Les psychédéliques modifient l’esprit de telle manière qu’ils révèlent des aspects de l’esprit dont nous n’avons pas normalement conscience. Au cours des 70 dernières années, la psychiatrie a été dominée par le modèle cognitif de l’esprit, qui a apporté des idées intéressantes, mais qui a aussi appauvri le domaine en niant l’existence de l’inconscient », déclare Robin Carhart-Harris, neuroscientifique à l’Imperial College de Londres qui a beaucoup travaillé avec les psychédéliques. « Nous avons besoin de comprendre l’inconscient, sinon nous n’aurons qu’une connaissance superficielle des maladies psychiatriques et les traitements superficiels qui vont avec. »
Comme les scientifiques continuent d’obtenir des preuves solides que l’état de rêve, l’état psychotique aigu et l’état psychédélique partagent tous des similitudes importantes, ils pourront envisager les maladies psychiatriques, comme la psychose, d’une nouvelle façon.
« Peut-être que les psychédéliques peuvent nous aider à réfléchir plus attentivement à la façon dont nous devrions traiter les épisodes psychotiques précoces. Si nous traitons l’état psychotique précoce comme nous gérons une expérience psychédélique, avec de la musique calmante et un thérapeute médiateur, nous pourrions avoir des effets plus positifs », explique Carhart-Harris.
Bien que les chercheurs ne s’entendent pas encore sur les meilleures façons d’utiliser ces substances et sur leurs effets, ils sont tous certains d’une chose : il ne sera pas possible de faire des progrès scientifiques significatifs dans ce domaine tant que la diabolisation et l’interdiction qui a entouré ces composés au cours des dernières décennies n’aura pas pris fin.